Hospitalisé en fin de semaine dernière au Val de Grâce, l’Abbé Pierre nous a quitté ce matin. A 94 ans, Henri Grouès de son vrai nom laisse derrière lui 58 années de combat et de dévouement en faveur du bien-être des plus démunis, de grands coups de gueule et de belles réalisations.
A 18 ans, le jeune homme distribue son patrimoine hérité d’un père « soyeux » lyonnais à des oeuvres charitables et rejoint les Capucins, le plus pauvre des ordres mendiants. Il est ordonné prêtre en 1938.
Durant la guerre, il s’illustre dans la Résistance aux côtés de de Gaulle et au sortir du conflit se lance dans la politique. Il est élu député MRP de Meurthe-et-Moselle et consacré déjà ses indemnités parlementaires au financement des premières cités d’urgence.
1949 : l’Abbé Pierre fonde la première communauté Emmaüs sur le principe de demander aux exclus de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins en récoltant les surplus des nantis, rompant ainsi avec la charité traditionnelle. La maison ouvre à Neuilly-Plaisance, dans la banlieue est de Paris. L’idée essaime en France. Aujourd’hui, on compte 161 communautés en France et 421 groupes répartis dans 41 pays.
Hiver 1954, les températures sont glaciales. Une femme sexagénaire, expulsée de son logement, meurt d’hypothermie sur les trottoirs du boulevard Sébastopol à Paris début février. L’homme lance alors un appel resté célèbre depuis les ondes de Radio-Luxembourg en faveur des sans-abri : « Mes amis, au secours ! Une femme vient de mourir gelée. Il faut que ce soir même, dans toutes les villes de France, des pancartes s’accrochent sous une lumière, dans la nuit, où l’on lise ces simples mots : ‘toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t’aime’ ». L’appel rapportera 500 millions de francs. Dans la foulée, le Parlement adopte à l’unanimité 10 milliards de francs de crédits pour réaliser immédiatement 12 000 logements d’urgence à travers toute la France pour les plus défavorisés.
L’Abbé Pierre comprend très vite le poids des médias pour appuyer son militantisme : « les médias existent, il serait idiot de ne pas les utiliser ». Grand sportif, il n’hésitera pas à faire des plongeons spectaculaires pour attirer l’attention du public et des médias.
« L’insurrection de la bonté »
L’Abbé Pierre revient sur le devant de la scène dans les années 80, au moment où Coluche fonde Les Restos du Cœur. Emmaüs organise des distributions de soupes de nuit et met sur pied en 1984, avec le Secours catholique et l'Armée du Salut, la Banque alimentaire. La Fondation Abbé Pierre est créée en 1988 pour le logement des défavorisés.
Lors de la Pentecôte 1991, le porte-parole des « sans voix » jeûne aux côtés des « déboutés du droit d’asile » à l’église Saint-Joseph à Paris. En 1994, quarante ans après son premier cri pour les sans-logis, il lance un nouvel appel contre les maires des grandes villes, coupables d’impéritie en matière de logement des plus démunis. Durant cette décennie, le prêtre chiffonnier va appuyer de nombreux mouvements comme l’association Droit au Logement et les Africains expulsés de l’Eglise Saint-Ambroise en 1996. Mais l’âge le rattrape. Il aurait sans doute participé activement au combat des Enfants de Don Quichotte à Noël si sa santé le lui avait permis. D’ailleurs, il regrettait vivement de ne pas être suffisamment en forme pour continuer son militantisme et désirait connaître le repos : « la mort, c’est la sortie de l’ombre. J’en ai envie. Toute ma vie, j’ai souhaité mourir ».
Ces dernières prises de position officielles ont concerné l’Eglise. En 2005, dans son livre « Mon Dieu… pourquoi ? », il déclare qu'il a eu des relations sexuelles alors qu'il était tenu par son vœu de chasteté et se prononce pour une réforme de la doctrine de l’Église en faveur du mariage des prêtres. Il souhaite également l’ordination des femmes et ne s’oppose pas à l’homoparentalité, à condition que les enfants ne subissent aucun préjudice psychologique ou social.
L’Abbé Pierre a longtemps été la personnalité préférée des Français et le curé des pauvres restera dans le souvenir cette frêle silhouette drapée dans sa soutane ou son long manteau noir, portant béret, canne et godillots.
L’Abbé Pierre a été fait officier de la Légion d’Honneur en 1981, au titre des droits de l’Homme, puis commandeur en 1987 pour son action dans le domaine du logement. En 2001, il s'est vu remettre les insignes de grand officier de la Légion d’Honneur.
Ce matin, les réactions étaient nombreuses. Le Président Jacques Chirac s’est dit « bouleversé d’apprendre le décès de l’Abbé Pierre, pour lequel il éprouvait un immense respect et une profonde affection », ajoutant que « c’est toute la France qui est touchée au cœur. Elle perd une immense figure, une conscience, une incarnation de la bonté ». « Prêtre engagé dans la résistance et la lutte en faveur des déshérités, l’abbé Pierre aura été de tous les justes combats », a ajouté le chef de l'Etat. Dans un communiqué, l’Elysée souligne que l’Abbé « représentera toujours l’esprit de révolution contre la misère, la souffrance, l’injustice et la force de la solidarité ». « Pour toutes les Françaises et tous les Français, mais aussi partout dans le monde, résonne encore l’admirable appel de l’hiver 1954 ».
Et le Premier ministre Dominique de Villepin d’ajouter : l’Abbé Pierre « nous a montré la voie de la générosité individuelle et collective », « il manquera à tous les Français ».
Sur RTL, le cardinal Jean-Marie Lustiger a loué « l’audace spirituelle » et « l’authenticité » de cette figure française. « Nous voulons exprimer notre profond respect et notre totale admiration pour la vie de cet homme de Dieu consacrée à la défense des humbles et des droits des plus pauvres à vivre dignement », a également déclaré Dalil Boubakeur, recteur de la mosquée de Paris et président du Conseil français du culte musulman, qui ajoute vouloir « s’associer au deuil national et à la peine profonde que suscite la perte de cette grande voix qui exprime si fort le sentiment de révolte des pauvres du monde entier. »
